Lorsqu’on est anglophone en France, on s’habitue aux appropriations étonnantes des mots en anglais. “Le footing?” Personne ne comprendra ce que c’est à Londres ni à Washington. “Le people?” C’est tout simplement le peuple, des gens quoi. “Finger in the nose” pour dire que quelque chose est très facile ? Only in France! On peut, bien sûr parler en anglais de se fourrer le nez avec le doigt, mais sans connotation autre que de désigner une pratique peu séante. (Pour dire très facile, les anglophones diraient plutôt “a piece of cake,” une part de gâteau.) La plus étonnante de ces appropriations, pour moi en tout cas, est la vague d’articles de presse et de commentaires des politiques et autres influenceurs ces quelques dernières années sonnant l’alarme à propos du “wokisme”, un mot qui n’existe pas en américain, la langue où l’adjectif “woke” a été inventé. Je parie, d’ailleurs, que c’est un mot que la grande majorité des Français serait incapable de définir. Car si les partisans de la suprématie blanche et masculine désormais au pouvoir aux États-Unis avec la présidence de Donald Trump traite, effectivement, le fait d’être “woke” comme une idéologie dangereuse à éliminer en essayant d’effacer toute trace des personnes racisées et des femmes des institutions du savoir et du pouvoir américaines, de bannir tout livre qui en parlerait ou dont l’auteur ne serait pas un homme d’origine européenne, jusqu’à mettre les grandes universités américaines sous la tutelle du gouvernement fédérale, personne aux U.S.A. ne parle de “wokisme”. Qu’en est-il donc de ce mot américain “woke”? Le mot a ses origines dans la langue parlée par les Noirs Américains aux années 30 du siècle dernier. Il commence à être utilisé suite à l’exhortation de Marcus Garvey, leader d’un des premiers mouvements pour les droits civiles, aux descendants des Africains qu’ils devraient “wake up,” c’est-à-dire “se réveiller” à la discrimination qui les opprimait. Mot positif dans le parler des Noirs Américains, “woke” s’est transformé en mot négatif pour certains Américains blancs partisans du mouvement M.A.G.A. de Donald Trump pour désigner tout ce qui met en question le droit quasi-divin des descendants des immigrés européens de peau blanche et de sexe masculin de dominer tout autre citoyen. De là, être “woke” a migré en France où il est devenu “le wokisme”. Or, voilà que la chasse au “woke” dans les États-Unis de Trump a atteint de telles proportions, que la diabolisation par la droite du prétendu “wokisme” en France en souffre. D’où la déprogrammation récente, dans le contexte du délire trumpiste, de la publication d’un livre chez les PUF intitulé Face à l’obscurantisme woke. En plus, la proximité des certains auteurs du livre avec le milliardaire catholique Pierre-Edouard Stérin qui œuvre pour faire basculer la France dans un identitarisme d’extrême droite, a contribué à réveiller les PUF. La montée d’une extrême droite trumpiste en France? Voilà ce qui doit faire réveiller en sursaut le pays. Wake up France!
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